Une journée dans le service chimio, 2ème partie

Un nouveau gamin est arrivé dans la salle chimio; je suis contente car ça me donne un nouveau centre d’intérêt. Pour éviter de me livrer à d’épouvantables pensées, je regarde les gens.

Le nouveau est un adolescent. Ce sont les ados qui me touchent le plus. Peut-être parce que j’ai aussi deux ados. Mes adolescents ne sont pas trop touchés par la maladie d’Elliot, peut-être parce que, quand nous leur avons dit que c’est un cancer qui se traitait bien, bizarrement, ils nous ont cru. C’est le résultat d’avoir élevé des enfants confiants et sûrs d’eux. Je suis généralement seule dans mes inquiétudes obsessionnelles, mais je m’inquiète largement assez pour toute la famille.

L’adolescent est un garçon, assez grand, coiffé d’un bonnet de laine très cool, noir avec un design rouge sur le devant, qui, si je ne me trompe pas, ressemble à une tête de mort. L’ironie des adolescents? Il garde son bonnet sur la tête tout le temps, même après avoir enlevé son manteau et ses chaussures. Il est physiquement si différent des autres enfants qu’on dirait presque qu’il s’est trompé de salle. Même mon enfant de cinq ans semble minuscule en comparaison. L’infirmière lui demande de se mettre sur la balance, à la même place qu’était Elliot il y a quelques heures, lorsque Martin et moi essayions, par la force de nos regards, d’augmenter un peu le nombre affiché sur l’écran digital. (Avec Martin, on parle très peu de ces moments, donc je ne sais pas vraiment s’il fait la même chose que moi, mais j’aime à penser qu’il y met toute son énergie. Ce serait terrible d’imaginer que je suis seule à essayer de contrôler ce nombre rien qu’en le fixant).

En dépit de sa taille et de son âge, lorsque l’adolescent se trouve sur la balance il ressemble tout à coup à Elliot. Perché là-haut avec son bonnet trop cool qui cache sa calvitie, son corps mince flagrant sous son T-shirt trop grand et son jeans qui pendouille. Il descend de la balance et s’assied nonchalamment  au bord de  »son » lit. Il nous regarde, et dit bonjour poliment à chaque parent. Je constate que ses yeux s’attardent un peu plus longtemps sur la fille de la maman malpolie avec ses longs cheveux blonds. Ce n’est pas de la jalousie, je pense. Peut-être de la pitié. Ou … c’est peut-être un flashback. Le souvenir de quand tout a commencé pour lui.

Je pense que c’est plus difficile pour les adolescents. Ils savent ce qui se passe. Ils comprennent les circonstances. Ils savent aussi ce qu’est un  »effet secondaire »; ils savent pourquoi ça arrive et quand ça va recommencer. Ils comprennent qu’ils doivent passer par des moments effroyables pour se sentir mieux par la suite. Mais en réalité, ils sont comme les plus jeunes: ils veulent tout simplement jouer avec leurs amis et ne pas être ici. Je pense qu’ils vivent l’injustice de la situation d’autant plus fortement. Et c’est injuste. Ils devraient être à l’école ou en ville, avec leurs amis, manger au fast-food, aller au cinéma, rire à des blagues que nous ne comprenons pas et écouter de la musique que nous n’aimons pas, en discutant antimondialisation comme s’ils savaient de quoi ils parlaient et papoter en toute innocence, en affichant des mises à jour et des photos drôles sur Facebook toutes les cinq minutes. Ils devraient être en train d’étudier pour leurs examens de biologie, sans espérer que la biologie les garde en vie un peu plus longtemps.

Sa mère entre et ce n’est pas une débutante. Elle sourit à chacun d’entre nous et nous dit bonjour, regarde directement nos enfants et leur sourit aussi. Elle agit comme si elle était à la maison. Ou, du moins, comme si elle se sentait en sécurité ici. Et c’est peut-être ça, vu que c’est ici que son fils sera pris en charge, par quelqu’un d’autre, pour changer. Ici c’est l’endroit où quelqu’un d’autre peut prendre le relais de l’angoisse pendant un moment. Et, ici, elle n’est pas différente des autres, elle rentre dans le moule. Elle est comme nous, et il s’avère que c’est une pro. Son fils a fait une rechute de leucémie, initialement diagnostiquée il y a quatre ans. Il est en traitement chimio depuis quelques mois et ils investiguent maintenant sur la possibilité d’utiliser des cellules souches. Quand vous entendez ça, vous imaginez un pauvre type fragile couché dans un lit d’hôpital, attaché à la vie par un fil, mais, ce garçon est assis là,  joue du tambour sur ses jambes avec les mains, en écoutant une chanson sur son iPod et en regardant par la fenêtre. Il a l’air très bien. En réalité, même s’il n’est rattaché à la vie que par un fil, il a aussi quelques bonnes cartes en main. Pas aussi bonnes que nous autres dans cette salle, car les rechutes sont plus difficiles à guérir, mais, pour l’instant le traitement empêche son cancer de lui voler sa vie prématurément. Le traitement a ralenti et mis les freins sur le rouleau compresseur qu’est ce cancer, mais il ne l’a pas anéanti. Les médicaments ne sont tout simplement pas assez puissants pour ça. Mais il est très, très chanceux d’avoir un frère et le sera d’autant plus si son frère s’avère être compatible. Une greffe de cellules souches peut être faite avec un don anonyme, mais plus les cellules sont compatibles, plus le taux de guérison est élevé. Sa mère explique tout cela à la maman malpolie, de façon conviviale et détendue, tandis que celle-ci la fixe comme une biche plantée devant les phares d’une voiture.

Alors, quelles sont ses chances? Je l’observe pendant qu’il regarde par la fenêtre. Il s’appelle Patrick. Sa mère l’a dit à plusieurs reprises. Dans chaque conversation elle dit son nom, fréquemment, comme si, en le répétant, elle le maintenait en vie. Sa musique est trop forte, nous l’entendons tous, le bruit s’échappant de son casque. C’est la même musique énervante que mes ainés aiment écouter. Il tambourine sur ses jambes, comme un batteur fortuit, couché dans son lit dans une pièce remplie d’inconnus. Sa mère revient et parle à l’infirmière.

Je fais quelques recherches  Google sur mon téléphone. Je veux en savoir plus sur les greffes de cellules souches. Avant j’avais peur de chercher ce genre d’information, mais plus trop maintenant. Si son frère est compatible, ses chances, s’il survit à la greffe, se situent entre 50 et 70%. Si le traitement est possible, ce qu’ils devraient savoir une fois avoir fait l’analyse des cellules du frère, ils admettront Patrick à l’hôpital et commenceront à le détruire. J’entends par là qu’ils vont commencer le traitement intense des rayonnements et de la chimiothérapie pour éradiquer toute sa moelle osseuse, pour faire place à la nouvelle. Et aussi pour éradiquer tout le cancer caché dans son corps.

Bien sûr, ils tuent tout le reste pendant ce traitement, et Patrick aura un risque élevé de contracter une infection de son propre corps. Il va avoir tout le plaisir des effets secondaires de la chimio: les nausées, les ulcères buccaux, les douleurs, etc. Il aura un risque assez élevé de séquelles, telles que la stérilité, et les cataractes. Puis, une fois qu’il aura passé la période délicate de la greffe, et les quelques semaines à haut risque juste après, il faudra qu’il continue à prendre des médicaments immunosuppresseurs pendant longtemps, de sorte que son corps ne détruise pas les nouvelles cellules. Mais cela signifie qu’il ne sera pas en mesure de détruire les virus ou les bactéries du monde extérieur. C’est comme marcher sur un fil tendu entre les différentes possibilités.

Ils reçoivent les résultats le jour-même et Patrick a de la chance. Son frère est compatible. La mère a l’air heureuse,  mais les larmes ne sont pas loin. Ses mains tremblent. Elle dit « Patrick » trois fois d’affilée, sans suite. Je me demande comment se sent le frère. Ils ont un long chemin à parcourir, et environ une heure plus tard, ils quittent la chambre et se dirigent vers le bureau des admissions. Bonne chance, Patrick, je chuchote dans mon esprit. Rendez-vous l’année prochaine, quand ils vous laisseront sortir.
Je fredonne l’une des ses chansons ennuyeuses et je me rends compte qu’après tout, elle me plaît.

La suite….dans quelques jours……

5 réflexions au sujet de « Une journée dans le service chimio, 2ème partie »

  1. Ton écriture est si belle et si touchante…

    Il est vrai que le stress, les inquiétudes et tous les autres sentiments de ce genre ne nous quitte pas. Même après 6 ans.

    Le cancer est intense, et je te trouve bonne d’être capable de l’écrire ce voyage. Dans 8 jours le 16 juin cela fera exactement 6 ans que la tumeur de Wilm’s à été trouver en train de détruire le rein droit de ma fille Mélodie. Et cette valse des traitements, je l’ai vécu durant 6 mois et à essayer de vous dire qui y étais et pour quelle raison il y étais il me serais difficile de vous le dire voir même impossible.

    Je me sentais tellement connecter sur il faut sauver ma fille qu’il m’étais difficile de me concentrer sur tout autre choses. J’avais même l’impression d’être comme dans un tunnel et que les murs de ce tunnel étais si proche de nous que toute vision périphérique y étais impossible. Seul le devant étais possible à regarder.

    Les seules moments au j’étais plus à l’écoute c’étais dans la salle d’attente / salle de jeu pour les tout petit et la on discutais avec les parents en attendant les traitements de nos chères petits.

    Pour nous ce voyage est terminer, mais n’importe qu’elle petite maladie qui cour autour de Mélodie même si elle est guérie depuis janvier 2012, n’importe laquelle me fais peur et dans ces moment là je me demande est-ce le cancer qui revient ou autre chose.

    Je me souhaite un jour de pouvoir dormir un peu plus sur mes deux oreilles et ne plus craindre autant.

    • Bonjour Diane, Merci pour votre message. Au début j’étais aussi seulement concentrée sur la guérisson de mon fils, mais maintenant je regarde les autres pour me distraire… C’est tellement long à l’hopital!

      Je suis heureuse de savoir que votre fille est guérie!

      Nicole

    • Bonjour, je suis la maman de David, aujourd’hui 20 ans… En 1998 on lui a diagnostiqué un Wilms stade 4 au rein droit. Ablation du rein, radiothérapie, et 6 mois de chimio. En 2001 rechute dans le poumon droit… re-ablation de la tumeur, radiothérapie et chimio pendant 2 ans. Aujourd’hui tout va bien, il fait des études, du sport, il a une copine et me pique la voiture régulièrement! Pendant des années j’ai mal dormi et j’avais très peur…mais maintenant je suis sereine et alors je m’occupe des autres parents qui vivent la même expérience à Genève et dans les environs. Je travaille pour l’ARFEC (Association Romande des Familles d’Enfants atteints d’un Cancer). Quelque part je le fais aussi pour moi, maintenant que chez nous tout va bien, ça me permet de me rappeler chaque jour la chance que nous avons eu! Tu verras, pour toi aussi, un jour, ça ira mieux, mais ça prend du temps…
      Amicalement. Flavia (PS: et en plus je connais Nicole, la maman d’Elliot)

  2. Bonjour!
    Entrés il y a un an et demi avec notre petite fille de 4 ans dans le monde parallèle pour soigner sa leucémie, je vois dans ton blog des épisodes bien identiques aux nôtres!

    Les parents qui tourbillonnent autour des chambres-cellules des enfants, souvent fatigués, la peur au ventre ou l’esprit déroutant de dérision (que les « autres » ne
    comprennent pas). Les enfants qui attendent vite notre retour pour se distraire et jouer aux tyrans, mais bon, on s’occupe comme on peut dans cet hôpital…
    Ce qui m’impressionne, c’est ce contraste entre la gravité de l’adulte et la légèreté, apparente en tout cas, de l’enfant. L’autre jour, on devait changer le gripper de ma petite nana. Je lui ai une fois de plus expliqué qu’elle devait faire la bataille pour guérir. Et que dans sa bataille, il y avait des traitements sympas (les bons médicaments et les tubulures qui se posent sur le ventre pour le chatouiller) et d’autres difficiles. Et qu’il fallait qu’elle s’accroche. Que nous étions là pour la soutenir et lui tenir la main.
    « Alors, je suis d’accord, Maman, parce que tu sais ce que je veux, moi? » « non, ma choupette, dis-moi! » « Ce que je veux, c’est la Vie! »
    Légèreté effectivement apparente… Et une
    Force évidente!

    • Bonjour Emmanuelle, merci pour ton message! Et wow, elle est bien brave ta fille! Je me demande souvent combien Elliot comprend de tout cela, à quel point il se rend compte de la gravité de la situation… Mais oui, je pense que finalement, il le sait que c’est la Vie qu’il veut, et c’est pour ça que finalement il accepte.
      J’espère que tout va bien pour ta fille maintenant!

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