Oui, j’ai parlé à son enterrement. J’ai écrit un texte que j’ai dit et redit à la maison et ensuite je l’ai lu, devant les centaines de personnes, à la cérémonie. J’ai détourné les yeux des personnes assises dans l’église devant moi, puis je me suis concentrée sur sa photo. Je lui parlais à elle , après tout , c’est pourquoi j’ai parlé directement à l’énorme image avec son petit visage souriant sur l’autel , à côté des fleurs et des ours en peluche, des ballons et des jouets autour de la boîte en bois contenant ses cendres.
Je n’ai pas pleuré. Pas même un peu.
Et les gens disaient que j’étais forte. Certaines personnes ont laissé entendre qu’il y avait quelque chose d’anormal en moi. Un manque d’émotions ? Mon mari trouverait cela assez drôle. Chez nous, Martin doit toujours pré visualiser les films et émissions de télévision avant que je les regarde, au cas où ils étaient trop tristes et pénibles. Il me dit souvent » Oh, j’ai trouvé une super nouvelle émission, mais ce n’est pas pour toi. » En fait nous avons un système idéal de partage des tâches dans notre maison. En plus de vérifier si les films et émissions de télévision sont « à l’épreuve de Nicole », Martin fait également toutes les courses, met l’essence dans nos deux voitures, est en charge de l’approvisionnement en vin (c’est important, ça !), et a développé un système complexe pour mettre en ordre tous nos documents afin de réduire la paperasserie inutile … (hé, attendez une minute, ce sont quoi tous ces papiers empilés autour de son ordinateur là-bas?) Moi, je prépare les repas avec la nourriture qu’il achète, je conduis ma voiture jusqu’à ce qu’elle avance que grâce à la fumée d’essence restante, je bois le vin, et j’ouvre le courrier. Cela semble assez juste, non?
Le fait est, je ne suis pas du tout une personne qui manque d’émotions. A l’intérieur, mes larmes coulaient comme les chutes du Niagara le jour de l’enterrement. Mais je les ai gardées à l’intérieur exprès, pas par un manque de sentiment.
Non, c’est juste que je n’étais pas là pour moi. J’étais là pour soutenir sa famille, et, dans ce rôle, la meilleure chose que je pouvais faire pour eux était d’être forte et retenir mes larmes. Je devais donc m’assurer de ne pas pleurer. Comment ? C’est compliqué. Un équilibre délicat entre la concentration extrême sur ce que je faisais tout en évitant en même temps d’y penser. Vous avez peut-être remarqué que je n’étais pas vraiment très sociale ce jour-là, c’est parce que mon cerveau était trop occupé à faire des pirouettes… Parler aurait très probablement déstabilisé cet équilibre fragile.
Maintenant, le temps a passé. Je suis allée au cimetière quelques fois. J’ai ré-allumé les bougies et balayé la neige qui couvrait les ours en peluche, et je suis restée là un moment, à regarder le sol. Elle n’est pas vraiment là. Je ne sens pas sa présence, pas comme quand je suis au volant de ma voiture et j’entends une des chansons qu’elle aimait tant, là je la sens. Mais pas tellement au cimetière. La tombe c’est un lieu sur cette terre pour une personne qui n’est plus sur cette terre. La tombe c’est pour nous. Alors j’essaie de la rendre jolie. Mais je ne pense pas que Zoé resterait très longtemps par-là, de toute façon, il n’y a pas assez de jouets. L’autre jour, il y avait de la belle neige qui recouvrait tout, elle aurait aimé ça, je pense, Zoé. Je parie qu’elle aurait ri comme une folle et qu’elle aurait couru et dansé partout dans la neige, et qu’elle se serait couverte de flocons blancs sans se soucier de quoi que ce soit.
J’avais oublié mes gants ce jour-là et j’ai donc balayé la neige pour l’enlever des peluches et des fleurs avec mes mains, et je n’ai pas senti que mes doigts gelaient. Je n’ai pas remarqué que mes mains faisaient mal jusqu’à ce que je me retrouve dans la voiture, plus tard, et qu’ils ont commencé à dégeler. Alors peut-être je ne suis pas sans émotion, mais juste engourdie ?
Non, ce n’est pas ça. C’est juste que je ne montre pas mes émotions. En fait, je sens une immense tristesse et beaucoup de colère à la pensée que Zoé soit morte. Oui, là, je l’ai dit. Je sais que nous sommes censés dire des choses comme Zoé est « partie » ou » disparue » ou « est allée dans un meilleur endroit. “ Ça semble moins dur, moins bouleversant, de ne pas utiliser le mot « morte » peut-être? Mais c’est ce qui s’est passé. Elle est morte et c’est totalement, complètement injuste et ça fait mal. Mais ce n’est qu’un mot. Qu’on dise « partie » ou « morte », il s’agit de la même chose. Elle est morte et nous ne le sommes pas, donc nous restons ici avec ses peluches et ses jouets. Et elle, elle est ailleurs, et je parie qu’elle s’amuse probablement beaucoup là où elle est. Parce qu’elle n’était tout simplement pas le genre de personne qui s’arrêterait de s’amuser pour s’inquiéter de la différence entre les mots » mort » et « parti » ou qui prendrait le temps d’évaluer s’il faut pleurer aux enterrements ou pas. Je parie que si Zoé avait survécu, elle serait devenue cette sorte d’adulte qui oublie toujours de mettre de l’essence dans sa voiture et qui conduit juste grâce à la fumée d’essence restante, parce qu’elle aurait eu trop d’autres choses amusantes à faire. Et peut-être que c’est pour ça que c’est tellement dur, parce que nous n’aurons pas la chance de partager ces moments avec elle. J’aurais tellement aimé avoir la chance de me retrouver coincée au bord de la route à cause d’une panne d’essence avec Zoé-adulte.
Mais je pense quand même qu’il doit y avoir une leçon à tirer de tout cela (à part la pensée soudaine qui m’envahit quand j’ai écrit cette dernière phrase, que peut-être certaines personnes sont nées sans la capacité de remarquer le niveau d’essence de la voiture , ce qui signifie que les pannes d’essence ne sont en fait pas de ma faute , mais causées par une véritable prédisposition génétique ) .
Vous pourriez dire que la leçon à tirer est de vivre dans le moment présent et apprécier tout le temps que vous avez ensemble parce que vous ne savez jamais quand il pourrait finir. Et ce serait vrai. Mais j’ai essayé de vivre comme ça, et il faut une énorme quantité d’énergie pour vivre toujours dans le moment présent. Et il n’est simplement pas toujours possible de ne penser qu’au moment actuel, parce que parfois vous avez besoin de planifier votre l’avenir. Par exemple, chez nous, si je ne pensais plus du tout à l’avenir et je choisissais de ne vivre que dans le moment actuel, nous aurions souvent besoin de manger de la viande crue. La plupart des enfants chez moi porteraient des vêtements qui sont sales et plusieurs tailles trop petites. Mes grands garçons porteraient des chaussures qui ont des trous à l’avant pour que leurs orteils puissent dépasser. Je ne serais pas en mesure de voir mon mari à son ordinateur, derrière les piles de papier et les choses qui l’entourent. (Hé, attendez une minute … c’est déjà comme ça !) Et bien sûr, si je ne pensais jamais à l’avenir je serais probablement assise ici, enceinte de mon 25ième enfant. (Oh j’ai presque eu une petite crise cardiaque rien qu’à cette pensée.)
Donc non, je ne peux pas vivre tout le temps dans le moment actuel. Et malgré le fait que j’apprécie le temps que je passe avec les personnes que j’aime, parfois j’aime également être seule.
Alors, c’est quoi la leçon ? Zoé, tu m’entends là ?? Un conseil? (Je sais que c’est une chose ironique à écrire parce que Zoé ne savait pas encore lire, et que j’ai eu cette pensée en anglais, langage qu’elle ne parlait pas. Mais j’aime à penser que quand elle a quitté son corps, elle est devenue une intellectuelle polyglotte, qui lit et comprends plusieurs langues. Pourtant je pense toujours qu’elle est à court d’essence dans sa voiture là-bas. Certaines choses ne peuvent pas changer. )
Ah, la réponse m’est apparue. Une pensée envoyée « d’en haut » ou tout simplement la réponse logique à ma question ? Qui sait.
Le « fun ». Zoé a toujours choisi de s’amuser avant toute autre chose. C’est ça la leçon.
On dit que la vie n’est pas mesurée par le nombre de respirations que vous prenez, mais par le nombre de moments qui vous couperont le souffle. Alors, peut-être, je n’aurai pas la chance de me promener avec Zoé dans une voiture sans essence (pourquoi ai-je cette image de Thelma et Louise dans cette description ?) Mais je me suis quand même amusée avec elle, je suis même fière de dire qu’une fois elle a insisté pour venir chez moi pendant que sa mère avait un rendez-vous. Et nous nous sommes bien amusées.
A la fin, on regrettera probablement que les choses que l’on n’a pas faites, et non pas les choses qu’on a fait. Donc, tant que nous sommes encore ici, vivons comme Zoé, et choisissons de nous amuser.
Quand je serai partie, j’espère que quelqu’un viendra sur ma tombe et s’en occupera. Mais je ne serai pas là. Pas assez de jouets.